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Nandy Marshall

"on wednesday we wear pink"

Aujourd’hui, pas de grandes phrases pour parler d’un grand évènement, pas de beaux mots pour annoncer l’arrivée d’une enfant. Rien que la simplicité de la chose, rien qu’un homme et une femme qui ont donné la vie à une brune, loin d’être silencieuse, un 12 décembre 1992. Pas de guerre, pas de bataille, juste une famille comme on en voit d’ordinaire dans la banlieue de Wellington, en Nouvelle-Zélande. Un père, un peu en dessous de la trentaine, heureux de voir ce travail de neuf mois s’accomplir devant ses yeux, et une mère, libérée de près de deux kilos cinq cents.

C’est toujours beau, les premières années, si on en oublie la fatigue des parents, les tâches répétitives, les biberons, les couches et les jeux. Les moments les plus drôles sont les histoires du soir, d’un père qui sait être très imaginatif.L’enfant ferme les yeux quelques instants, le temps de quelques secondes, et quand elle les ouvre de nouveau, c’est tout un monde qui s’offre à elle. Des palmiers géants et bêtes de toutes sortes, l’imagination de l’enfant n’a pas de limite, si ce n’est celle du père. Elle demande, elle commande, il exécute. Elle est crédule, certaine que ça vient d’elle, de sa tête, bien que même lorsqu’elle lui demande si son père a réussi à voir la scène de deux énormes rhinocéros qui s’affrontent ; il dit oui. Devant ses yeux, toutes les merveilles du monde se dessinent. Les capitales comme son père les voit, comme il les a vu, comme il s’en souvient. Des bâtiments tellement hauts qu’ils seraient impossibles à construire pour un humain, des animaux aux noms imparfaits, des spectacles merveilleux, même si parfois s’y glissent quelques cauchemars, quelques ratés, dû certainement au mauvais contrôle du père. La création d’illusion, ça s’apprend, se pratique, se confronte à d’autres idées, mais il a toujours été autodidacte. Il n’en a jamais parlé, juste à sa femme, elle uniquement. Les histoires perçues par l’enfant étaient toujours belles quand c’était papa qui les racontait. Maman, elle faisait une meilleure cuisine, elle défendait mieux sa fille, mais les histoires c’était toujours le point fort du paternel. Josh Marshall a toujours eu quelque chose en plus avec sa fille. Jade a toujours cru à une connexion, quelque chose qui les liait, depuis petite, depuis ses histoires folles. Il a toujours su bien faire, il a toujours réussi à lui raconter ce qu’elle voulait voir, il savait toujours comment parler à sa fille, comment lui dire les choses. Il l’a comprend mieux que personne, sait ce qu’elle ressent, ce qu’elle pense, sans jamais lui adresser un mot. Elle trouvait ça beau et magique, même si parfois ça créait des conflits entre les deux parents, sans plus d’explication.

Son père tenait une boutique au premier étage de la maison. Il vendait tout ce qu’il pouvait, tout ce qu’il trouvait surtout. De l’électronique, des ordinateurs, des aspirateurs, réfrigérateurs, machine à laver, sèche-linge, des téléphones, circuits imprimés, téléviseurs… on trouvait toutes sortes de choses. Des fourchettes, si vous en aviez besoin. C’était un magasin de vente et de réparation, il récupérait ses objets auprès de ceux qui n’en voulaient plus ou qui avaient déjà remplacé l’ancien pour du plus neuf. C’était pas sa philosophie de vie, à lui. Il réparait d’abord les cassés avant de les juger trop vieux ou inutiles. Il y passait parfois des soirées entières, sans savoir d’où le problème venait. C’était un jeu pour Jade d’aider son paternel. Elle lui donnait les outils à la manière d’un chirurgien, le regardait opérer, transformer en plus puissant certains objets, et faire augmenter le prix. Il lui a tout appris, sur la mécanique des machines, en tout cas.
Il a regretté, quand elle a commencé à hacker juste pour s’amuser. Quand un bon matin, l’ordre à frappé à sa porte. Quand l’insouciance de sa fille lui a fait perdre beaucoup, le tout pour une ligne de code manquante ; celle qui assurait leur protection.

Elle n’y peut rien si elle comprend mieux les machines que les hommes. Si elle est plus à l’aise, quand le sujet n’est pas vivant, quand ce n’est qu’une ligne de code, des zéros et des uns qui s’affichent à la suite, quand l’organe principal s’achète et se change sans risque. Les humains, elle ne les comprend pas, c’est à peine si elle arrive à les tolérer. C’est plus facile, la gestion des machines, plus simple que de réparer les vivants, que de les comprendre. Alors elle s’isole, entourée de ses objets, entourée de ses bêtes, et elle joue. Elle s’amuse, elle fait, défait, contrôle, interdit, force parfois. Réussit, toujours. Presque toujours.

Les objets volent en éclats dans la pièce, encore une crise. Son père avait cette manie d’essayer de la calmer en lui offrant des paysages, et ça avait le don de faire tout l’inverse. Rares étaient les manières de se défaire d’une illusion sans que son créateur agisse. Alors elle le faisait agir, ou plutôt réagir. Il voulait jouer de ce côté, ils allaient jouer à deux, mais l’enfant ne maîtrisait rien et il savait que c’était des risques qu’il prenait. Aussi bien pour la décoration intérieure que pour sa vie. L’expérience d’un couteau dans un des murs avait suffi à les décourager. Ils ne savaient plus comment parler à Jade, comment la faire réagir, comment lui venir en aide. Elle devenait cette enfant isolée, entourée de ses “choses”. Ses peintures étaient ses plus beaux rêves, ses dessins exprimaient encore son âme d’enfant et les ordinateurs autour n’étaient le reflet que de sa curiosité.

Ce n’était qu’un jeu, pour elle. Toutes ces choses, ce n’était que des jouets. Probablement trop puissants pour une enfant, certainement trop puissant pour une enfant, mais pas pour elle. Elle avait appris, elle avait passé du temps avec eux, elle était celle qui les comprenait, qui les avait appris, celle qui les réparait et qui faisait d’eux ce qu’ils étaient. Un nouveau jour, un nouveau jeu, un nouveau jouet. Cette fois plus puissant, c’était aujourd’hui que le reste de sa vie allait se jouer. Elle s’est connectée, elle a noté ces quelques lignes, elle a brisé des pare-feux, est passée à travers des portails, elle s’est introduit dans d’autres réseaux, vu d’autres galaxies, arrivée jusqu’à lui. Rien n’était prévu, ce jour-là. Rien n’était préparé, alors elle a juste observé. Les technologies, les êtres vivants, le système. Elle a vu comment c’était, comment ils étaient organisés, comment fonctionnait leur hiérarchie. Elle a pris des notes, elle, qui n'appartient à aucun endroit, qui n’entre dans aucune catégorie. Nulle part est un lieu qui la connaît, qu’elle connaît. Elle, avec ces capacités, avec ces tableaux, avec ces dessins, avec ces oeuvres. Elle allait mettre en place un plan, elle avait maintenant un objectif et un but.

Elle pensait à l’imprévisible, pas dans la crainte, mais dans la surprise, dans ce qui se fait de mieux. Elle y a réfléchi, élaboré des manières différentes d’apparaître, sur tous les écrans, un seul, s’introduire dans le système, passer par une intelligence artificielle, rien ne semblait être le plan idéal. Elle était encore naïve, du haut de ses vingt ans. Elle pensait pouvoir cueillir le monde à bout de bras, quand le monde n’était déjà que trop vaste pour elle. Elle pensait que ça allait être elle la surprise, pas à être surprise. Sauf qu’un beau jour, il est apparu. Là, face à elle, sur son écran. Le mouvement de recul pouvait paraître exagéré, mais c’est-à-dire que de voir apparaître une tête d’escargot sur l’écran alors que le film du jour n’était autre que twilight, c’est pas quelque chose face auquel on reste calme. Il a aligné quelques mots, que la jeune femme écoutait à peine tant elle était étonnée du spectacle. Comme si ce n’était pas suffisant, d’un clignement d’oeil, il était là, présent dans sa chambre, entre le tapis et l’armoire. Il masquait la lumière, on ne voyait même plus l’encadré de la porte. L’espace semblait minuscule pour un hom-... tel être, pour une espèce comme la sienne. Les premiers mots de Jade étaient les suivants : “Je rêve de ton poids en pizza”. Jamais on ne laissera ça figurer dans les livres d’histoire, mais il est quand même bon à préciser qu’après les longues conversations, les explications, négociations et installations qui ont suivis, le grand -ou gros- Mojo lui a offert littéralement son poids en pizza. Peut-être même un peu plus, non pas pour lui montrer qu’elle mérite plus, mais pour tricher sur son poids, en se rajoutant quelques kilos en trop.  

En rejoignant Mojo, elle a décidé de changer de nom ; Jade était l’enfant de la Terre, la fille un peu trop naïve, celle un peu trop gentille. Il lui fallait une coupure, quelque chose de nouveau. Un seul et même accord sur Nandy. C’est un prénom qui signifiait quelque chose pour Mojo, et Jade elle, voulait juste s’intégrer à son Nouveau Monde, à son nouveau elle. Plus forte, plus puissante, et surtout aux côtés d’un être qu’elle ne peut se permettre de laisser tomber. Nandy, visuellement attrayante, mais visiblement inaccessible.

Elle a toujours été visuelle. Elle est le visuel. Ce qu’on voit de l’émission, ce qu’elle veut bien que vous laissez voir. Les plans, les cadres, les costumes, le maquillage, ce qui apparaît à l’écran, ce qui n’apparaît pas, ce qui peut rendre beau en scénario, ce qui peut faire du très moche, ceux qui passent, ce qui se passe, ce qui passionne le public, les choix à faire. Le visuel, c’est elle. Les couleurs, les thèmes, les lieux, les participants. En partie, elle. Ouvertes aux idées et aux avis, sauf quand elle impose que son idée est la bonne. Elle est ce qu’on voit, elle est ce qu’on entend. Les présentations, les représentations, les communiqués de presse, les interviews. Elle négocie, trouve de nouveaux contrats, de nouveaux participants, de nouveaux sponsors. Elle sait ce qu’elle veut, elle sait ce qu’elle ne veut pas, elle l’impose, elle s’impose. Elle sait les besoins, elle sait les envies, elle sait surtout comment faire pour que tous soient devant leur écran, branché sur une seule émission, regardant un seul et unique programme ; celui de Mojo.  

Cinq ans maintenant qu’elle travaille avec et pour Mojo. Cinq ans qu’elle apprend à ses côtés, qu’elle apprend par lui et pour lui. Cinq ans de dîner tous les mois avec sa famille, au mieux qu’elle peut, cinq ans d’adaptation à cette vie, cinq ans de boulot. Elle, enfant née de parents fatigués, sans guerre, sans bataille, vous vous souvenez ? Elle, d’un univers parmi tant d’autres. Elle qui contrôle, dicte et soumet. Qui choisit, rabaisse et torture sans jamais se salir les mains. Rien que de quelques mots lancés à la volée, rien que de quelques mots écrits sur un bout de papier. Du moment que c’est signé. L’ordinaire a été remplacé, à l’écran, des rêves d’enfants. De toute façon, elle a toujours préféré les méchants.