Proserpine

Proserpine

"Son sang fut sa dernière offrande. J'ai retrouvé un visage plus doux pendant qu'il hoquetait, et j'ai bercé doucement ses épaules en lui murmurant que j'étais vraiment comblée par ce si bel acte d'amour."

Je suppose que vous connaissez tous l’histoire de mes débuts dans le monde. Fille de Demeter, vierge et superbe, je fus un jour arrachée du Mont Olympe par mon oncle Pluton, gardée prisonnière en Hades, et le chagrin de ma mère fut la cause de l’hiver. Le dernier point est assez poétique même si tout le monde le sait totalement faux. Aussi puissant que soient les dieux, il est géologiquement improbable. A l’époque, les peuples de Grèce ont surtout été marqués par des tempêtes de neige particulièrement violentes et inhabituelles. Beaucoup sont morts, j’en suis navrée, c’est un peu ma faute. Mais, depuis, le temps a passé, vous devez vous fiche autant que moi de la vie de paysans infiniment moins intelligents que les hommes modernes quelques 3 000 ans plus tôt. Ce qui me dérange le plus, c’est l’image qui reste de moi, celle d’une fille violée puis soumise à son époux. Je l’ai bien cherché, je l’avoue. J’étais jeune, je n’avais pas réfléchi aux conséquences durables de ma petite tromperie.

Je n’avais que quatorze ans, et, pour ainsi dire, je venais de naître. L'Olympe était encore peu peuplée. Ma mère m’avait eu par ce qui semblait être, direz-vous aujourd’hui, l’opération du Saint Esprit - aucun dieu, ni humain n’avait connu Demeter dans les semaines qui ont précédé la gestation. Je vivais heureuse avec ma famille, même si je commençais à souffrir des avances de Jupiter qui me trouvait parfaitement à son goût (mais quelle belle créature vaguement humaine ce rustre n'a-t-il pas trouvée à son goût ?). Ma mère faisait son possible pour me préserver, elle voulait m’éviter d’être le trophée de plus d’un de ses coureurs de frères, ou peut-être était-elle tout simplement jalouse ? Après tout, les choses ont commencé avec six dieux qui copulaient joyeusement ensemble, et Demeter a donné un fils ainsi qu'une fille à Neptune. Mon demi-frère est un cheval d’ailleurs, c’est vous dire les ravages de l’inceste.

Sur les trois frères, il en était pourtant un qui ne se faisait pas remarquer par ses amours. Pluton était le solitaire, le ténébreux qui n’aimait guère sortir de ses Enfers. Il se distinguait moins par sa beauté à cause de son caractère renfermé, de la sévérité de son regard. On ne lui connaissait qu’une femme, une fille des terres sombres dont on le disait tendrement épris. Or, je suis vite tombée sous le charme du mystérieux Pluton. Je voyais ses venues sur l'Olympe comme une fête et, à mesure que je devenais femme, à lui lançais des œillades langoureuses, prenais dès qu’il regardait vers moi des postures lascives et pleines de promesses. Pluton n’osa jamais m’approcher ouvertement. Son monde était trop ténébreux pour les joyeuses divinités de l'Olympe. On disait que ses visites apportaient toujours tristesse et désolation, personne ne l’aimait beaucoup, surtout ma mère qui avait consacré son existence à la Vie nimbée de soleil. Mais je voulais ce sombre seigneur. Une attirance terrible me poussait vers lui, et, comme il se mit à multiplier ses retours en surface, j’en déduisis avec plaisir qu’il ne pouvait plus se passer de me dévorer du regard.

N’ayant jamais été un grand conquérant, Pluton n’était pas non plus un homme subtile. Alors oui, c’est vrai, rendu fou par mon petit manège, et constatant que je m’isolais souvent pour lui donner une ouverture, il me kidnappa sans me demander mon avis, comme un véritable psychopathe. Ce fut très drôle et excitant. De retour sous terre, il a affirmé que j’étais à lui et m’a prise avec une fureur qui a un peu fait trembler mes ardeurs de pucelle. Cependant, c’était un être charmant, je lui ai appris à m’aimer convenablement, et il était passionnément amoureux. Il m’a demandé en mariage, j'ai accepté. Ma mère a bien essayé de faire des démarches pour me reprendre et nous avons trouvé une ruse en prétendant que la consommation de fruits en Hades me rendait définitivement liée à ce monde si horrible. En fait, contrairement à ce dont est restée longtemps persuadée Demeter, la vie en Enfers me plu. J’ai su, dès mes premiers pas là-bas, qu’il s’agissait de mon monde, que mon amour pour leur seigneur n’avait rien d’anodin. C’est Menthé, la première amante de Pluton qui m’aida à résoudre le mystère de mon père. Elle était la fille d’un fleuve de ces régions, et ma mère avait mangé des fruits apportés des Enfers, arrosés par le Styx, peu de temps avant sa fécondation. Le Styx m’avait donc rappelé à lui, et donné une partie de ses pouvoirs. D’ailleurs, puisqu’on parle de Menthé, il faut que je vous dise qu’elle a très mal pris de voir son amant la jeter pour épouser soudain une presque inconnue. Elle se voyait depuis des siècles reine des Enfers et voilà que je lui volais la place. Elle s’est montrée absolument détestable, a voulu tout faire pour empêcher notre union et se réapproprier MON fiancé. C’est elle, qui, la première, a réveillé mes plus mauvais côtés. Elle m’a fait entrer dans une fureur telle qu’un jour, après l’avoir jetée à terre à la suite d’une nouvelle querelle, mes pouvoirs se sont révélés. Elle a commencé à brûler mais tenait bon. Je me suis acharnée sur son corps. Je l’ai piétinée avec autant de délicatesse qu’un sanglier, en m’appliquant en particulier à enfoncer mon talon sur son visage, jusqu’à l’enfoncer dans son crâne. Qui n’a jamais rêvé d’infliger un tel traitement à une rivale de cœur ? J’en ai fait de la bouillie, elle n’a pas survécu. Bye et à jamais, Menthé.

Un peu plus tard, Pluton décidément sensible aux femmes aquatiques, a voulu jouer le scénario de l’enlèvement avec la nymphe Leucée. Je suis entrée dans une colère si profonde que, pour éviter de voir Leucée subir le même sort que son ex, mon époux a pris la décision de la transformer en arbre. Au moins, elle ne mourrait pas, et je n’avais plus de raison d’être jalouse d’une femme réduite à l’immobilité végétale. Joie, bonheur. Pluton n’a plus osé me faire d’infidélités. Même si j’y ai un peu contribué, je pense que nous pouvons nous vanter d’être restés longtemps le couple le plus fidèle des divinités grecques. Nous n’avons pourtant pas eu d’enfants, je n’en ai jamais vu l’intérêt, et Pluton non plus. Pour les humains, notre histoire s’arrête à peu près ici. Mais les choses ont bien changé depuis ces premiers siècles heureux. Nous avons fini par nous ennuyer, les humains demi-dieux étaient de moins en moins nombreux à descendre jusqu’à nous puis, un certain Lucifer, venu d’on ne savait où, a pris possession d’une grande partie des Enfers à cause d'une nouvelle croyance à la mode, le christianisme. Pluton y a tout de suite vu un très mauvais augure. Car, enfin, nous avions connu l'Empire Romain, et ses adeptes de plus en plus nombreux pour asseoir notre puissance. Qu'allait-il se passer à présent ?
Lucifer nous a laissé notre domaine, c'est-à-dire toutes les terres traversées par le Styx mais un tas de créatures se sont jointes à lui, et se sont organisées pour partir sur Terre voler des âmes qui arrivaient tout naturellement chez nous. Pour Pluton, ce fut un véritable coup dur. Car, enfin, imaginez un Souverain sans sujets ! Il s’occupait en gérant les destinées des hommes, en décidant de les envoyer au Tartare ou aux champs Élysée, et soudain, voilà qu’on lui volait son peuple et qu’on imitait sans vergogne son système. On pense à tort que les âmes restent immortelles. En théorie, elles le sont, mais en vérité, la plupart se désagrègent, certaines plus rapidement que d’autres. Il est difficile de continuer à penser quand on a plus de corps ni de but, seuls les intellectuels y parviennent et arrivent parfois à s’accrocher de manière spectaculaire, mais la plupart des hommes sont simples, et ils disparaissent à jamais, sans s’en rendre compte. Notre domaine se vidait donc tristement.

Pluton et moi voulions prendre des mesures mais Zeus, qui n'avait pas été capable de tenir le culte des olympiens sur Terre, refusa de nous laisser faire en prétendant que notre temps de divinités sur la Terre était révolu. Nous n'avions plus que les Atlantes et les Amazones pour nous révérer. Pluton est entré dans une sorte de résignation étrange. Il avait vu son royaume grandir sans efforts et, soudain, la lutte lui semblait impossible. C'est à ce moment que notre mariage a commencé à battre de l'aile, j'ai compris que mon homme n'aurait pas les épaules pour redresser convenablement la tête malgré sa puissance. Alors, en observant les incubes et les succubes, j'ai eu une idée pour continuer d'alimenter l'Hades en contournant les lois de Zeus. On ne pouvait me reprocher de me balader sur Terre, en particulier si je n'utilisais pas mes pouvoirs ouvertement. Au début, je me contentais de guider les âmes des mourants solitaires en venant les veiller sur leur lit de mort. Ils m'étaient reconnaissants et se donnaient spontanément à moi. Mais, très vite, il m'apparut que cette manière de faire peuplait davantage l’Elysée que le Tartare. La plupart des gens ne commettent pas de crimes. Le personnel du Tartare s’est plaint d’être toujours autant désœuvré et par conséquent, il ne restait qu’une chose à faire, pousser les hommes à commettre des crimes. Mon autre problème est que je commençais à me sentir plus capable de gouverner que Pluton. Pendant que je lui apportais des âmes, il ne faisait pas grand-chose. Dans l'affaire, j'avais été assez mal servie, entre mon mariage peu glorieux et ma place excessivement effacée de reine des Enfers, on pouvait dire que j'étais restée une ombre. J'aspirais à plus grand.  

Alors, je suis pour ainsi dire devenue un succube et j’ai adoré ça. Depuis le Moyen-âge, je me glisse dans les vies d’hommes et je manœuvre pour les rendre entièrement dévoués à leur amour pour moi, je les incite sans le savoir à commettre des crimes en mon nom, puis à se sacrifier en mon nom. J’en fais mes esclaves, je leur offre dans l’autre monde un titre qu’aucune âme ne peut espérer, ils deviennent ma garde personnelle, pour un service d’un siècle au minimum, après quoi, leurs âmes sont souvent trop abîmées pour m’être utiles, mais j’en connais de très tenaces, qui sont bien conscients que, malgré leur asservissement, j’en ai fait des élus, qu’ils seraient au Tartare sans moi, ou déjà tombés dans le néant qui guette tous les esprits des défunts. C’est horrible, je sais, mais ils sont bien obligés d’être reconnaissants. Outre mes goûts personnels je préfère aussi les hommes mauvais parce qu’ils sont justement plus résistants. Quand je veux faire une rafle efficace cependant, je vise des garçons tout à fait adorables, souvent inexpérimentés, qui s’éprennent de la première femme qui se donne à eux avec une incroyable rapidité, et un excès de zèle tout à fait amusant. Ils sont faciles à manipuler, mais cela crée de bien piètres soldats d’outre-tombe même si leur innocence toute mignonne fait que j’ai souvent du mal à résister. Je pourrais les laisser mourir tranquillement vous me direz, mais j’aime rester efficace, si je passe du temps avec un homme, c’est pour en faire un criminel. Le turn-over des enfers ne me permet par d’être généreuse là-dessus. De toute façon, comme je vous l’ai dit, les âmes finissent par disparaître alors, sincèrement, quelle importance ? Ils oublieront ma trahison comme leur existence. Il n'y a que les femmes que j'évite de pousser au vice, mais si je sens que je peux en attacher une à moi, je n'hésite pas d'avantage.

En deux mille ans, je me suis parfois laissée séduire, mais jamais très longtemps. Je reste un être pratique, je sais profiter des passions qui viennent à moi, et qui durent parfois plusieurs années. Il m'est arrivé de donner des enfants aux hommes pour les attacher plus certainement à moi mais je n'ai gardé aucun bâtard. Ils ont toujours rejoint leur père aux Enfers, puisqu'ils n'étaient que des outils, et un bonus d'âme. Mais, tout de même, rassurez-vous, je n'ai jamais été assez cruelle pour envoyer mes enfants au Tartare ! Je me suis parfois attachée à mes petites pousses, assez pour leur permettre de connaître une enfance heureuse, et un premier amour. C'est triste de partir sans avoir connu l'amour. Mais ils n'avaient pas le droit d'exister, de comprendre leur statut de demi-dieu, ou de découvrir réellement leurs pouvoirs. Que de complications ce serait ! Et mon époux ne méritait pas cela. Je reste profondément liée à mon Pluton. Si je l’aime ? Je n’irai pas jusque-là. Il y a longtemps que je lui ai rendu sa liberté et que je ne m’amuse plus à piétiner les femmes qui essayent de le séduire, quoiqu’il me fasse assez peu d’infidélités, car il préfère gouverner qu’aller courir la femelle. Le temps a fait tomber les plus vives ardeurs de nos sentiments, mais nous restons très complices, même s'il a assez mal pris de découvrir que, pendant que je lui ramenais des âmes, je gagnais en puissance en me constituant mon armée personnelle. Nous dirigeons aujourd'hui l'Hades à part égales. Enfin… dirigions. Ces derniers temps sont devenus compliqués pour lui comme pour moi.

En découvrant que les dieux se mêlaient de plus en plus aux affaires des hommes ces dernières décennies, Pluton s'est réveillé avec des désirs de conquête. Pendant que je courrais le monde en évoluant avec lui, mon époux en était resté à une logique plus antique. Nous avions quelque difficultés à communiquer, et cela devint évident quand je découvris ses plans irréalistes pour récupérer des bouts de territoire ou renverser Zeus. Alors, bien entendu, je l'ai soutenu au début, mais ses prétentions ne nous ont attiré que des problèmes, comme un asgardien armé d'un gros marteau pour tout ravager sur son passage, et j'en passe. Et le pire, c'est que ça ne me met pas en colère. Je me sens juste triste pour lui, en le regardant se débattre désespérément pour retrouver un peu de sa gloire passée. Mon Pluton est très maladroit. Je reste attachée à lui parce qu'il est difficile de renier des millénaires de vie commune, mais, si l'homme qui a séduit l'adolescente que je fus n'a pas changé, j'ai trop grandi de mon côté pour ne pas le voir comme un enfant qu'il faut préserver de ses colères. L'ennui, c'est que ses plans soi disant fantastiques pour dominer à nouveau nuisent aux miens, que je pense plus viables sur la durée pour faire revenir notre règne. Avez-vous entendu parler de ses derniers exploits ? Avec une alliance de démons, il s'est mis en tête de pratiquer un rituel ancestral pour attirer plus d'âmes. Tout ce qu'il a réussi à faire, c'est réveiller le Demogorge. Je sais même pas à quoi ressembleraient les Enfers aujourd'hui sans la venue des Asgardiens. Ensuite, cet idiot a tout simplement voulu détruire la vie sur Terre pour que la Terre devienne une extension des Enfers. C'était à l'époque de la Justice League, qui ne l'a bien entendu pas laissé faire. Et surtout, ne le dites pas, mais je les ai légèrement aidés à pousser mon mari dans son propre trou noir. Il était devenu trop dangereux, je voulais lui remettre les idées en place. Depuis cet événement, Pluton est très affaibli, mais sage.

En ce qui me concerne, avec tous ces héros, la quête des âmes est devenue compliquée et je change souvent d'identité pour agir le plus longtemps possible avant de me faire chasser. Je ne comprends vraiment pas pourquoi cette traque obstinée, j'agis ainsi depuis un millénaire sans que cela pose de problèmes fondamentaux non ? Enfin, après avoir exercée comme chirurgienne puis psychiatre, je suis devenue éducatrice pour jeunes délinquants, un terreau d'âmes délicieusement fertile pour créer de nouveaux fidèles.