Les flammes ont bien pris. Dans la nuit plutôt douce, la chaleur de l’incendie est presque étouffante. Je regarde ces couleurs qui dansent dans mes yeux. Je ne pouvais pas laisser trainer autant de preuve de mon activité. En recombinant tous les éléments que j’ai vu passer sous mes yeux, il n’y a pas dans ce monde une domination aussi franche que chez moi. Ici, on tolère que le peuple, faible unitairement, puisse prendre des décisions importantes. En apparence, du moins, puisque dans les faits, il est obligatoire que les plus ignorants se reportent aux raisonnements d’autrui. Le pouvoir revient donc à celui qui manipule le plus les foules, ce qui est absurde, puisque rien ne garantit que c’est celui qui est le plus à même de diriger. La logique de ce monde est boiteuse, mais il faut bien que je m’en accomode, tant que je n’ai pas trouvé de moyen de prendre le dessus.
Je serre les dents en sentant une petite aigreur remonter à la surface. Qu’est-ce qui me prouve que le rituel a marché ? J’ai la mauvaise sensation que le démon m’a joué un tour, et je ne vois pas lequel, ce qui est bien le plus inquiétant. On m’avait bien enseigné ça : un démon essaye toujours de nous arnaquer, il vaut mieux le voir et accepter une petite perte plutôt que de s’en sortir avec la sensation d’avoir tout gagné. C’est souvent le signe que le monstre a eu le dessus.
Je passe un protège-poignet sur mon front pour essuyer la sueur qui me chatouille. Je repense à la petite Açoka. A cet instant, elle doit être réveillée. Elle doit avoir encore du mal à réaliser qu’elle n’est plus en train de dormir. Victime de mille et une tortures, elle doit croire à un cauchemar. Elle se résignera dans quelques heures, alors qu’elle comprendra que sa vie ne sera plus que souffrance. Avec un peu de chance, ils la dépouilleront de toute son âme et elle ne sera plus qu’une coquille vide sans intérêt pour eux. Mais s’ils sont malins, ils la cultiveront, ils la maintiendront en vie pour en arracher un morceau régulièrement, jusqu’à la fin des temps. J’hésite à la plaindre, mais je garde à l’esprit qu’elle n’était destinée qu’à servir, comme tous les autres.
Je recule d’un pas pour retourner au logement qu’Alexander m’a attribué, mais je m’arrête rapidement. Le vent s’est levé, très vite, trop vite. Je me paralyse. Ca me rappelle ces moments où un portail s’ouvrait, invitant l’air à entrer ou sortir en grande quantité. C’est comme si un courant d’air avait été ouvert dans le monde. Je ne vois rien. Mais quelque chose approche. Je me tiens aux aguets.