Entrainement rocheux

Seul à son bord de table, un élève assis devant livres et classeurs. Aux trois autres bords, trois autres élèves. Sur les huit tables carrées, alignées en deux rangées de quatre, les niveaux et les âges vont du 7ème au 12ème grade. Le silence est perturbé par le régulier bruit de nos bottes à cuissardes et les erratiques murmures des plus jeunes, privilégiant les discussions autour des vacances et des fêtes toutes proches à la réalisation de leurs devoirs afin de s’en être débarrassés pour lesdits évènements. Mindee est contente, l’ambiance est festive à l’approche de la fin d’année. Phoebe est contente, après cette corvée arrivera un entrainement qui ne lui laissera pas d’ecchymoses. Céleste est contente, en plus d’aider des gens elle a l’espoir que ce ne soit pas elle qui soit trollée par rapport aux garçons. L’une se retient de pouffer, l’autre de soupirer et la troisième fait silence. Grâce aux fenêtres de la salle, on perçoit le ciel nocturne et la couverture parcellaire de nuages qui le traverse, illuminés par les lumières de l’Académie et, au-delà, de Boston. Grâce à la porte ouverte et la baie vitrée intérieure, on perçoit l’atrium de la bibliothèque et, au-delà, une autre salle similaire. Grâce au chauffage central, on ne perçoit pas la froideur de l’extérieur, sans doute située entre une demi-douzaine et une dizaine de degré. Parmi les diverses couleurs des tenues, on porte des sous-pulls blancs, des jupes noires et des collants chairs. L’une a les bras tendus le long de son corps, la seconde tient devant elle l’un de ses poignets, la troisième a les coudes pliés bien qu’elle se retienne de croiser les bras. Mindee est en accord, Santo a le double avantage de ne pas s’affronter sous forme humaine et de s’enfoncer tout seul dans cette friendzone qu’il aimerait quitter. Phoebe rappelle qu’il n’est pas macho par conviction mais par habitude, pour ne pas dire par jeu, et qu’il regarde beaucoup trop de monde pour être considéré comme un prétendant. Céleste souligne qu’un autre "avantage" de Santo est d’avoir pardonné la période Diamond Cuckoos en échange d’un rendez-vous avec notre aînée. Jalouse ? Jalouse. Mais non ! Deux sourires retenus, un soupir tut. Une main d’élève se lève, on se stoppe toutes trois. La plus proche s’en va à sa rencontre afin d’aider, les deux autres reprennent leur patrouille.

Ce n’est pas la première fois que l’on s’entraine avec un autre membre des Hellions, pour ne pas dire que tous nos entrainements se font avec eux. S’ils ne sont pas réguliers, par manque de temps, ils sont d’autant plus intenses ; on suit le programme des Hounders, en somme. Et on attache une importance toute particulière au travail d’équipe, aimant réunir les "Nouveaux Hellions" que sont Santo, Julian, Cessily et nous-mêmes ; c’est peut-être très "X-Men" cette volonté de sous-équipe mais on a été formés par les X-Men, tous les six, et les avons quittés pour les Hellions quasiment en même temps. Loin de nous isoler des autres membres de notre organisation, comme l’a prouvé notre formation et notre collaboration avec Michelle, cella nous permet d’apporter une nouvelle dynamique et une stabilité "rassurante". C’est parfois compliqué en raison de notre passif mais nos affinités comblent les fossés qui ont pu se créer ; qu’on a pu créer, à l’époque. Cela étant, on n’a guère le temps d’y penser lors de missions à haut risque, comme contre Dents-de-Sabre, ou d’entrainements guères moins difficiles, pouvant nous opposer à un groupe auquel peuvent appartenir Rachel, Banyat, Alexandra, Michelle, Erica, Serena, Josephine, Tabitha ou Benjamin ; fonction de ceux ayant accepté notre invitation. L’absence de Salle des Dangers empêche des mises en situations "réelles" contre des adversaires classiques mais la diversité des Hellions et leur bonne volonté peut faire des merveilles. Après, même à deux équipes d’une demi-douzaine, les entrainements durent rarement plusieurs heures.

7:30 P.M., les derniers élèves s’en vont. Côte à côte, on les regarde faire en répondant simultanément à ceux qui présentent leurs salutations. La plupart n’est plus tellement perturbée, ceux n’ayant pas pu s’y habituer s’en étant allés dans les autres salles. Synchrones, on tourne ensuite les talons pour aller récupérer nos trench-coats noirs, accrochés à l’un des porte-manteaux encadrant la porte. Une bonne chose de faite, Céleste en est contente. Une bonne chose de faite, Phoebe en est soulagée. Une bonne chose de faite et une autre à venir, Mindee s’en amuse. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’impatience suspecte, remarque la première. L’approche d’une occasion de se défouler, assure la seconde. Sous une branche de gui, interroge la troisième. Ça serait romantique, pour Céleste. Ça serait hors de propos, pour Phoebe. Ça serait drôle, pour Mindee. Couvertes, on salut à notre tour l’hôtesse d’accueil du bâtiment sans accorder d’attention aux techniciens de surface qui s’en viennent travailler. A l’entrée Est du bâtiment, on a toutes le nez rivé sur nos téléphones pour consulter nos messages. Ignorant l’agitation de l’allée de la cafétaria, de la maison des étudiants et de la chapelle face à nous, on s’en va à droite pour longer les dortoirs bien plus calmes. S’en suivra le bâtiment administratif puis les logements du personnel situés non-loin. S’en suit une conversation irritante, selon Phoebe, qui n’a pas lieu d’être. S’en suit une conversation intéressante, selon Céleste, qui a lieu d’être. S’en suit une conversation intéressante, selon Mindee, qui n’a pas lieu d’être. On est chiantes. Oui. On est unanimes. Phoebe va faire équipe avec Santo, pour se venger. Céleste est contre le fait d’avoir une équipe dans l’équipe dans l’équipe, même si c’est un membre de notre équipe. Mindee est contre aussi, sauf sous du gui. La première se vengera de la troisième. La seconde veut bien continuer à ne pas prendre. La dernière fait remarquer qu’avec le nombre de petits copains potentiels qu’on lui a foutu en l’air, elle a de l’avance. Mais Santo n’est pas un petit copain potentiel ! Non, puisqu’on s’en assure. Faudrait penser à l’en avertir. Trois paires d’yeux se lèvent au ciel sans étoiles.

L’amitié est une chose dans laquelle on s’en sort à peu près : même s’il y aura toujours l’une d’entre nous pour s’entendre mieux avec l’ami que les deux autres, on arrive à être toutes les trois amies avec ladite personne. Au sein des Nouveaux Hellions, Phoebe s’entend mieux avec Santo, Mindee avec Julian et Céleste avec Cessily ; malgré le malaise qu’il peut y avoir par rapport à notre passif commun, heureusement bien moindre qu’à nos retrouvailles. L’amour est cependant un tout autre défi : si l’on n’a rien contre les prétendants, l’absence de censure de notre pensée comme la menace que représenterait le compagnon de l’une d’entre nous vis-à-vis des autres rend la perspective très problématique. Mindee aurait eu un petit copain lors d’un amour adolescent et Esmé aurait eu quelque chose de plus sérieux, conduisant à une crise suffisante à faire apparaitre une mutation secondaire, si ces souvenirs étaient réels. Dans ceux qui le sont, on a toujours refusé nos prétendants et sabotés ceux des autres, Sophie ayant été la plus demandée d’entre nous jusqu’à ce qu’un courtisan éconduit ne la conduise à la mort ; début d’un enfer de plusieurs mois qui a débouché sur les Diamond Cuckoos. S’il est désormais terminé, la possibilité d’un couple est encore moins enviable qu’auparavant même si on en plaisante toujours. Trois-en-Une, trois fois plus compliquées qu’une.

La porte de notre appartement s’ouvre et une nouvelle chorégraphie débute. La première s’hôte de ses chaussures puis de son manteau, alors que la seconde commence avec ses chaussures, et enfin s’en va à l’évier se servir un verre d’eau, alors que la seconde poursuit avec son manteau et la troisième commence avec ses chaussures. Toutes trois servies, le débat en est avancé à une réflexion sur la possibilité ou l’impossibilité de se défouler dans une forme où l’on n’a pas d’émotions. Du point de vue de Mindee, on ne peut évacuer de sentiment lorsque ceux-ci sont cristallisés à l’insensibilité. Du point de vue de Phoebe, il y a peut-être un effet placébo une fois revenu sous forme normale. Du point de vue de Céleste, les deux sont logiques. Merci l’aide de la psychologue, les deux autres sont d’accords. Mais il ne s’agit pas de psychologie mais de biologie pour savoir ce qui se passe dans la forme adamantine et l’effet placébo fonctionne différemment selon les gens… C’est pas faux, reconnait Mindee. C’est pas étonnant, assure Phoebe. C’est le soir où Phoebe mange, rappelle Céleste. C’est pas faux non plus ! C’est pas vrai… C’est la vie. Trois sourires.

On a notre dynamique. On l’avait quand on était cinq, on l’a retrouvée quand on est passées à trois. On l’avait quand on était cinq à l’Institut, on a fait de notre mieux pour la retrouver quand on s’est retrouvées à trois à l’Académie. Cette dynamique est différente de celles de gens normaux puisqu’ils sont seuls, même si parfois en couple ou avec des enfants, aux cœurs de leurs cercles de famille, puis d’amis et enfin de connaissances. Nous, on est trois ; même si certains, dans leur incapacité à faire la différence, nous considèrent comme une seule. On leur donne raison car, s’ils sont incapables de nous connaitre, ils sont incapables de nous atteindre. Par extension, ils sont incapables de percevoir, donc de remettre en question, notre dynamique. Cela étant, même les gens qui nous connaissent peuvent être incapable de nous reconnaitre et, le plus souvent, on ne leur facilitera pas la tâche.

Les chaussures montantes lacées blanches franchissent d’un même pas la double-porte de l’entrée Est du gymnase, se posant en simultanée alors que l’on entre à ce même rythme. D’elles s’échappent nos combinaisons de molécules instables blanches sillonnées par des empiècements roses sur l’extérieur des jambes et des bras, lesquels se joignent en un V à la taille et en un gorgerin de la même forme au-dessus de la poitrine jusqu’au cou cerclé de blanc, ainsi que dotées d’un badge des Hellions sur le cœur. Nos cheveux blonds encadrent nos visages et nos cous selon le rythme de nos pas alors qu’on avance dans ce lieu qui, considérant que les horaires de cours sont terminés, devrait être vide à l’exception de notre rendez-vous. Phoebe a hâte. Céleste serait bien restée tranquille. Mindee s’amuse d’avance. Comme une seule personne, on sourit.

« Cher Santo, commence celle du milieu lorsqu’on se dirige vers le concerné, ton…

- Entrainement, poursuit celle de droite sur un même ton.

- De Noël est, continue celle de gauche.

- Arrivé ! »

Concluant toutes trois, on s’arrête face à notre ami et on appose nos mains sur nos hanches d’un même mouvement.