Les goûts et les couleurs...

Dire que la dernière fois qu’on est venues à New York City a eu des résultats mitigés tient peut-être de l’euphémisme mais on y revient justement pour les mitiger ; pour que ce que l’on qualifie d’échec n’en soit pas totalement un. On n’est pas unanimes sur la responsabilité, Céleste se sentant responsable, Mindee partageant la faute et Phoebe la rejetant, mais on est toutes conscientes que l’on est meilleures en stratégie qu’en tactique ; quand bien même on était satisfaites de celle utilisée, puisqu’elle permettait à chacun d’employer ses compétences en synergie avec celles des autres pour faire de notre équipe un tout meilleur à la somme de ses parties et exploiter les points faibles de notre cible. Bien que ce soit important à nos yeux, on n’a pas demandé à nos coéquipiers ce qu’ils ont pensé de notre leadership car la conclusion de l’intervention nous a laissé d’autres priorités en tête. Céleste pense qu’on a leur fait défaut, surtout à Michelle, tandis que Phoebe considère l’inverse et que Mindee se dit qu’on a tous notre part de responsabilité. Dans tous les cas, une chose n’a pas changé : on gagne ensemble et on perd ensemble. Notre première mission au sein des Hellions est un échec. Notre première mission à la tête d’une équipe de Hellions est un échec. Notre première mission avec nos amis, depuis les Diamond Cuckoos, est un échec. On se doute que ni Santo, ni Cessily, ni Julian ni même Michelle ne nous en veulent ; cela limite la marge d’échec. Et on espère pouvoir la limiter encore plus, en créant de nouvelles conséquences positives malgré lui. Mindee a ainsi réussi à placer une citation de Bouddha, pour remonter le moral de Céleste et faire s’énerver un peu plus Phoebe : "ne pas obtenir ce qu’on veut est parfois une merveilleuse opportunité". On s’en serait bien passé mais on fait avec et on fera de notre mieux.  On est toutes conscientes que l’on est meilleures en stratégie qu’en tactique, il est temps de le montrer. La tactique, c’est l’emploi des forces en présence dans l’engagement, dans une mission ; la stratégie c’est l’emploi des engagements, des missions et de leurs résultats, dans un cadre plus global.

Les bottes à talons compensés se posent une à une sur le trottoir au pied du One Astor Plaza alors que l’on sort l’une après l’autre du Uber nous ayant menées de l’aéroport jusqu’ici. La devanture est totalement vitrée et partiellement couverte de publicités même si ni celles-ci ni celle-là ne suffisent à dissimuler le gigantesque building qui nous tient dans son ombre. Si la première sortie de la voiture est également la première à faire face à l’ampleur du bâtiment, on prend toutes trois une inspiration pour nous donner du courage et on ne l’expire que lorsque les deux tiers d’entre nous lèvent le nez de la même façon. Il n’a suffi que d’une d’entre nous pour constater que c’est grand mais, si la seconde a confirmé, la troisième a rappelé que l’on n’allait qu’au premier étage ; les studios d’enregistrement audiovisuels. Baissant nos visages dans un même mouvement, on est libre de faire face au reflet que nous envoient les vitres à quelques mètres de nous. Trois identiques jeunes femmes habillées d’une veste portée en cape et d’une jupe, toutes deux roses à motifs noirs, s’alliant avec un top à bretelles et aux cuissardes suscitées, tous deux d’un noir qui contraste avec le blond des chevelures bouclées encadrant nos trois magnifiques visages.

Inutile de dire que cela a été une belle prise de têtes pour se décider sur nos tenues. On était d’accord pour y mettre du rose : tout d’abord, cela nous permet de rappeler discrètement notre allégeance même si on suppose que l’image publique de notre organisation doit plus être associée au blanc de Mlle Frost qu’au rose de nos combinaisons. Ensuite, le rose est une couleur dynamique ponctuée d'une pointe de délicatesse on ne peut plus féminine, avec un côté séducteur qui ne tombe jamais dans l’érotisme ainsi qu’une association à la tendresse et au bonheur ; un message sur nous-mêmes que nous tenions à faire passer pour notre première apparition médiatique. Pareillement, la présence de la veste comme de la jupe ne sont pas anodines, renvoyant à notre milieu social d’origine, mais porter la première en cape permet d’éviter de sembler trop "professionnelle" à défaut de ne pas être "noble" et le top fait plus détendu, n’étant pas loin d’un débardeur. Plus détendu ne signifie pas qu’on est détendues pour autant. Nos pensées s’échangent aussi bien que notre stress.

On tourne simultanément la tête vers l’entrée du bâtiment puis on s’avance d’un même pas, prenant le plus naturellement du monde la position de marche en ligne synchronisée qui est la nôtre. Arrivées aux deux doubles-portes tourniquets surplombées du 1515 de l’adresse et du panneau de Viacom, on s’indigne silencieusement de devoir rompre notre position pour les franchir. Heureusement que les vigils se contentent de nous saluer avec le sourire, il n’aurait plus manqué qu’ils nous arrêtent pour nous demander de vider nos poches voir, pire, qu’ils osent nous passer au détecteur de métal. Nos téléphones et nos portes-feuilles auraient sonnés, se trouvant dans les poches intérieures de nos vestes, mais on n’a pas la bonne couleur de peau ni la bonne classe sociale pour être ainsi interrompue. Comme la convenance est respectée, on est libre de se rendre à l’accueil de Viacom et de se présenter.

« Bonjour, commence-t-on toutes trois avec le sourire communicatif de Mindee.

- Nous sommes les sœurs Cuckoo, continue celle du milieu.

- Nous avons rendez-vous avec Mlle Marshall, conclut celle de gauche.

- Merci. »

La pauvre hôtesse d’accueil est légèrement perturbée par notre présence, comme la plupart des gens n’étant pas habitués, et on ne lui en tient pas rigueur. Cependant, alors qu’elle use de son téléphone pour signaler notre présence, on prend chacune une posture d’attente différente : celle du milieu joint les mains devant elle, celle de gauche croise les bras et celle de droite les garde le long du corps.