Theodore Wu

Theodore Wu

"Je frappe rarement le premier,
mais les occasions de répliquer viennent souvent d'elles-mêmes."

Il faut protéger les plus faibles. C'est une grande idée dont la sagesse et la stupidité rivalisent. Mon père avait choisi cet angle pour essayer de nous convaincre, mon fère et moi, d'apprendre à bien maîtriser nos facultés spéciales. Je ne lui ai pas souvent fait l'honneur de rapporter des récits glorieux de mes journées à l'école, mais je n'utilisais jamais mes pouvoirs quand je me bagarrais et je savais que, malgré son silence quand ma mère me réprimandait, il appréciait cette délicatesse de ma part. Et je gagnais quand même très souvent.

Nathaniel, d'un an mon aîné, était meilleur élève que moi, et probablement meilleur fils. Je m'ennuyais en cours et je m'attirais des problèmes. Je m'ennuie toujours très vite. Les professeurs avaient l'habitude de rencontrer mes parents pour leur signaler mon attitude - j'ai une attitude, il paraît - et, malgré mes explications, on me répétait de me ranger à ce qui était attendu de moi. Entre me conformer et me faire disputer, je choisissais souvent la pluie de reproches. Les bêtes interdictions m'apparaissent encore comme des défis si elles ne me semblent pas assez bien justifiées.

Mon frère ne rapportait à la maison que notes excellentes et bons commentaires des professeurs et faisait la fierté de mes parents. Je ne ternissais pas son image en dévoilant comment je le tirais du pétrin quand les autres élèves l'embêtaient, en partie par reconnaissance pour son habitude de faire certains de mes devoirs à ma place. Et parce que je n'aimais pas me mettre à dos le seul autre bon musicien de la maison – même si mon père était convaincu de savoir manier la guitare. Nate avait demandé le premier à être inscrit à des cours de piano et, comme dans tout, il y avait excellé. J'avais rapidement calqué le passe-temps de mon grand frère et mes parents m'avaient aussi offert des cours. Je m'étais ennuyé après avoir compris les bases et j'étais ensuite passé à la guitare, au violon et même au chant, en répétant l'histoire. J'avais finalement arrêté les cours pour me contenter de m'exercer tout seul.

Mon frère et moi tenions tous les deux notre mutation du côté de ma mère, qui a la faculté de contrôler la température de l'air ambiant dans un rayon de quelques mètres. Quand le pouvoir de création de feu de mon frère augmenta au début de son adolescence, nos parents commencèrent à se disputer. Ma mère voulait envoyer Nate dans une école spécialisée, pour qu'il perfectionne et développe pleinement ses capacités. Mon père croyait que ce type d'établissement ne servait qu'à former des mutants au service du gouvernement et il avait peu foi en nos dirigeants. Ma mère finit par inscrire mon frère à l'institut Xavier  pour ses quatorze ans malgré les refus répétés et les explications de mon père.

Le divorce ne tarda pas après la trahison de ma mère et je commençai à séparer mon temps entre deux foyers pendant que mon frère s'intégrait à d'autres mutants et m'envoyait photos et récits de ses moments forts. Après près d'un an, je manifestai à mon père l'envie de rejoindre Nate. Une simple école ne me paraissait pas dangereuse, et tout le monde en disait tellement de bien, à commencer par ma mère et mon frère. La colère que ma demande suscita chez mon père me dérouta. Il s'était toujours montré plutôt doux, même quand il se disputait avec ma mère. Je lâchai temporairement l'affaire, mais j'avais besoin de sa permission. Depuis le divorce, chaque parent devait obtenir l'accord de l'autre pour nous imposer un changement officiel, à Nate et moi. Malgré le danger, j'essayai de développer mon pouvoir par moi-même. Si je devenais assez puissant, il faudrait me trouver une éducation spécialisée. Je ne m'étais jamais senti à ma place à l'école standard; j'y manquais de stimulation et on ne me proposait aucun but motivant.

En quelques mois, je commençai doucement à inquiéter mes parents en fréquentant des mutants plus âgés et en faisant de petites expériences de solidité de mon corps. Mon intérêt pour mes nouveaux amis n'était pas entièrement motivé par le développement de ma mutation. J'appréciais leur présence, les endroits qu'ils fréquentaient, l'alcool qu'ils m'offraient et l'univers excitant dont ils m'ouvraient la porte. Je cachais évidemment une partie de ma nouvelle vie à mes parents, dont mes premiers amours.

Mes parents se mirent d'accord pour m'offrir une éducation privée auprès d'une scientifique spécialiste de la mutation, elle-même mutante. Ma mère l'avait rencontrée dans une convention. Ce n'était pas une grande école, mais j'allais au moins obtenir du soutien pour pousser et contrôler ma mutation. Je laissai mes parents se convaincre que ce changement m'éloignerait de mes amis bizarres.

Les mois passèrent et ma mutation, d'abord concentrée sur mon propre corps dont je pouvais modifier la consistance, se diversifia. Vers seize ans, je pouvais agir sur mes vêtements, puis sur des objets en les touchant. Mme Rockwell – elle préférait que je l'appelle Elaine – m'en demandait toujours plus. Elle travaillait aussi avec d'autres jeunes mutants que je croisais parfois. Certains repartaient de chez elle en pleurant. Je ne me moquais jamais d'eux, mais ils me faisaient pitié. Elaine se montrait impitoyable, et j'avais parfois du mal à dormir plusieurs nuits après nos entretiens, mais les efforts et la souffrance valaient amplement les résultats.

Je continuai à fréquenter mes amis délinquants – c'était le qualificatif affectueux que mes parents leur donnaient – et ils devinrent mon principal soutien quand je perdis Elaine. Elle se fit arrêter peu avant mes dix-huit ans sous des motifs flous. L'accusation venait clairement de parents de mutants faibles qui critiquaient ses méthodes… alors qu'ils s'étaient engagés auprès d'elle en les connaissant bien. Mes parents jouèrent tous deux la carte de l'outrage en apprenant ce qu'on reprochait à mon mentor, mais pas en se positionnant de son côté. Ils essayèrent de me faire avouer qu'elle m'avait maltraité. C'était drôle de voir comme ils s'entendaient bien quand c'était pour se liguer contre moi. Ils me forcèrent à aller voir un psychologue et je m'amusai bien à lui raconter n'importe quoi et le voir se perdre dans mes différentes versions des faits.

Je m'inscrivis à l'université en droit sous les supplications de mon père et je terminai une première année avec d'assez bonnes notes, histoire qu'on me fiche la paix.  Je me mis à fréquenter Inaya, la fille d'un ami de mon père, une brillante étudiante en littérature, ce qui combla mes parents de joie. Pour eux, c'était le signe que je me lançais dans le droit chemin. Je gardai contact avec mon frère qui construisait sa vie dans un autre État. Il s'était installé suffisamment de distance entre nous avec les années pour que je n'envisage pas sérieusement d'aller le rejoindre.

L'année suivante, j'échouai dans tous mes cours parce que je ne me présentais en classe qu'une fois sur trois. Je préférais passer mon temps à faire de la musique avec un groupe d'amis, à faire des bêtises avec mes vieux amis et à travailler tout seul sur mes facultés spéciales. Inaya me laissa tomber pour un chanteur avec qui je jouais de temps en temps. Je m'en remis après deux bières.

Entre ma mutation, la musique et ma vie sociale, je n'avais officiellement pas de temps pour une véritable relation. En réalité, je fuyais les engagements sentimentaux. J'avais vu avec les années que je gérais très mal les ruptures et je percevais l'amour comme un risque désagréable. (C'est d'ailleurs toujours le cas aujourd'hui.) Il m'arrivait cependant de laisser mon ex revenir dans ma vie; pas Inaya, mais Hayden, l'ex qui la précédait et avec qui j'avais eu une histoire plus compliquée.

Je terminai la nuit au poste de police quelques fois pour des petites histoires de bagarre. Je frappe rarement le premier, mais les occasions de répliquer viennent souvent d'elles-mêmes. Je ne m'attirais habituellement pas de problèmes sérieux et je gardais ma mutation sous contrôle même quand on me provoquait.

Un soir, toutefois, alors que j'étais tranquillement en train de boire avec Hayden, dans un parc, un groupe de six étudiants, le style riche aux vêtements pales parfaitement lissés, me fit utiliser mes pouvoirs. Ils commencèrent par venir discuter avec nous sur un ton faussement amical qui laissait sentir la menace. Ils étaient là pour chercher les ennuis. Je restai calme même lorsqu'ils firent tomber ma moto. Je n'allais pas initier une bagarre avec ces quatre garçons et ces deux filles si je pouvais l'éviter. Ce n'était pas l'avis de Hayden qui s'emporta avant même que ma moto soit immobilisée au sol. Deux des garçons se retrouvèrent sur le dos dix mètres plus loin après une bourrasque magique. La plus petite fille des deux se jeta dans le dos de mon ex pour lui attraper les mains et l'empêcher de lancer une autre attaque. Un garçon la rejoignit pour achever d'immobiliser Hayden et l'autre garçon se rapprocha de moi.

-On pensait avoir trouvé des tarés, mais pas de ce genre. T'as des surprises pour nous, toi aussi?

Le poing qu'il me balança dans le ventre se heurta à la dureté du béton. Littéralement. Il hurla en se prenant la main et j'en profitai pour m'avancer vers Hayden en attrapant sa veste restée sur le banc où nous nous embrassions quelques minutes plus tôt. L'amoureux du béton ne me suivit pas, mais je l'entendais se plaindre en arrière-plan à ses deux amis qui s'étaient relevés et l'avaient rejoint.

La fille resserra son étreinte sur le bras de Hayden et avertit le garçon qui tenait l'autre bras de faire de même s'il ne voulait pas faire un tour de tornade comme leurs amis. Je ne m'arrêtai pas pour envoyer à la fille un coup de veste roulée, solidifiée par mon pouvoir, dans l'épaule. Elle desserra son étreinte à cause du choc et son ami fit de même, par peur, mais elle se reprit rapidement et plaqua au sol Hayden qui tentait de se relever. Je repris la veste, la ramollit, la passai par-dessus la tête de la fille et la durcit. Le boxeur de ventre et ses deux cerfs-volants m'attrapèrent par derrière pour m'éloigner et l'autre garçon s'élança vers la fille qui essayait vainement d'enlever la veste durcie qui épousait parfaitement la forme de sa tête.

Hayden se releva pendant que la fille paniquait et je vis passer sur son visage une adorable lueur d'amusement. Je solidifiai les vêtements de mes assaillants et me libérai de leur emprise. J'allais leur proposer de retirer la veste de la tête de leur amie s'ils nous laissaient tranquilles, mais des lumières bleues et rouges m'interrompirent. C'est seulement à ce moment que je remarquai que la deuxième fille filmait ce qui se passait, cachée à demi derrière un arbre un peu plus loin.

Je ne pouvais rien légalement contre des jeunes riches avec une vidéo dont ils pouvaient ne présenter que les parties qui les avantageaient. Pauvres victimes d'un affreux mutant dangereux! J'ai été inculpé pour tentative de meurtre, sur la fille avec la veste. Trente ans. La blague, ouais. J'ai survécu deux ans en me faisant des films sur une faille de la sécurité, une rébellion des détenus et même un gardien qui tomberait sous mon charme et m'aiderait à planifier mon évasion.

Plutôt qu'un gardien, c'est un terroriste de la Confrérie qui m'a sorti de prison. J'en ai profité pour faire libérer un ami qui avait aussi été emprisonné à cause d'une histoire de pouvoirs. J'ai rejoint la Confrérie à la fois par pragmatisme - je n'avais plus rien - et parce que prendre les moyens forts pour défendre la cause des mutants  me semblait assez important pour que je me range un peu.