Confiance

Chère Erica,

Même au sein des Hellions et de cette moralité discutable héritée du Club des Damnés, je ne m’attendais pas à trouver tant de gens pour n’avoir de réticences quand à l’aspect démoniaque dont je suis marquée. Je t’avouerai bien que c’est rassurant mais l’ironie de la situation m’en empêche. J’ai dissimulée cette nature que je peine tant à appréhender de peur qu’on se méfie de moi à cause d’elle mais tu l’accepte et tu te méfies de moi du fait de cette cachoterie. Sont-ce les gages de bonne volonté qui te conduisent à ne pas craindre ce qui moi m’effraie ou bien es-tu tant athée que la notion de démon t’indiffère ? Est-ce comme la magie, à laquelle tu ne crois pas car elle n’est qu’énergie extra-dimensionnelle à tes yeux ? Le choix de la notion que tu emplois en révèle sur ta perception et, pour ma part, magie ou énergie extra-dimensionnelle sont synonymes et sans réelle importance. Mais je serais curieuse de connaitre le mot que tu emploierais pour substituer au mystificateur "démon" quelque chose de plus scientifique ; "entité extra-dimensionnelle" ? Pourtant, je viens de cette dimension-ci, j’y suis née, j’y ai grandie… plus de fois que je ne puis m’en souvenir. Cependant, dans mon ignorance, je cherche à percevoir l’essence des choses. Tu m’as déjà amusée sur ce point car je conçois également qu’il est très difficile de rechercher cela sans lui accorder un sens lié à ma vision et à ma philosophie. Chercher à comprendre la "nature" des choses en retirant les mensonges qu’on y ajoute afin de construire une signification culturelle alors que je suis perdue quand à ma propre nature est tout aussi ironique que créer la méfiante en voulant justement éviter de la déclencher. Mais, concernant ce point, peut-être est-ce l’absence de preuve que c’est bien la crainte humaine qui m’a poussée à mentir par omission et non quelque dessein possiblement problématique qui déclenche ta réticence à m’accorder ta confiance ; le seul problème avec cette hypothèse est raisonné depuis longtemps déjà, puisque ce n’est pas l’aspect démoniaque qui est remis en cause. Je tourne en rond, n’est-ce pas ? On représente Theli, l’un des équivalents du Léviathan, comme un ouroboros ainsi, si je n’ai nulle intention de disputer ce surnom à un membre de la Justice League, il n’est pas étonnant que je me morde la queue. Heureusement que je ne l’énonce pas à voix haute, à défaut d’être ennuyeuse je risquerais d’en devenir absurde. Mais n’est-ce pas là le qualificatif pour une chose qui nous semble dénuée de sens ?

Tiens.

De retour du distributeur de boissons, je dépose sur la petite table entre nous ton gobelet avec un mouchoir en guise de dessous de verre. Je considère que les différentes pièces de la maison des étudiants officient parfaitement aux divertissements de ceux qui viennent en son sein et, si je n’ai pas besoin de tant pour me distraire, venir y converser est assez agréable. Je te dirais bien que, comme lorsque je t’ai proposé d’aller te chercher une boisson, ce n’est pas pour gagner ta confiance mais tu n’aimes pas qu’on te mente tout en considérant l’omission comme un mensonge. Mais la situation est alors sans issue : je ne cherche pas à gagner ta confiance car elle viendra naturellement avec le temps hors donc, sans rien faire, il est possible de considérer que je cherche à la gagner justement en ne le faisant pas. Heureusement, je comprends la méfiance et l’accepte surtout qu’avec toi ce sont mes actions qui en sont involontairement responsables, non ce que je suis sensée être. Les choses continueront-elles ainsi ? Je regarde mon reflet dans mon gobelet de thé en me disant que je le comprendrais et l’accepterais sans broncher tout en étant lucide sur ma capacité à le faire de n’importe quoi. Je t’envie, Erica, toi qui dispose de tant de certitudes alors même que tu ne juges pas les autres. Mais, là encore, je dois être capable d’envier tout le monde ainsi je ne suis pas certaine que ça ait la moindre valeur. Heureusement que la valeur est tout aussi subjective que le reste, construite fonction de la culture et des ressources disponibles, comme cela nous sommes seules décisionnaires de celle de mes actions et de mes mots. Je n’en dis pas beaucoup pour l’instant mais ne crois pas que je sois perdue dans mes pensées.

Merci d’accepter de discuter avec moi.

Boisson chaude dans les mains, je m’assois et m’adosse au siège dont le dossier supporte ma veste, la température ambiante rendant mon sous-pull suffisant. Je croise ensuite mes jambes couvertes d’un pantalon d’hiver afin de me mettre à mon aise, mes chaussures à semelle plate restant au-dessous de la table par politesse. Je laisse un nouveau silence le temps de souffler sur le thé en train d’infuser, faisant s’élever un peu plus de vapeur chaude sur mon visage. Je sais quoi dire, là n’est pas la question, mais je sais aussi quand le dire et ne vois pas de mal à prendre son temps. Enfin, je ne vois pas de mal ni de bien en règle générale, ces deux notions étant toute aussi mesnongères que le reste et finissant régulièrement redéfinies par les pouvoirs en place ainsi que les modes d’une époque. Que la Justice League se définisse comme le bien et accuse le dirigeant Latvérien d’être mauvais ou que la Latvérie considère la Justice League comme néfaste et Victor von Doom comme un grand humaniste ne change au final rien aux actions de l’une et des autres ; enfin, surtout des autres puisque le groupe de super-sécurité est officiellement dissout. J’entre en accord avec chaque parti sur le mensonge de l’autre, cependant, mais l’on en revient éternellement à la construction subjective d’une culture ou d’une vérité.

Je suppose que tu as déjà lu mon dossier. Je me suis permise d’en faire de même avec ta biographie. Dix années d’activité dans les rues de Philadelphie, tu dois être parmi les Hellions les plus expérimentés non ?

Beaucoup de Hellions ont des formations d’élite, qu’il s’agisse de Michelle avec la Ligue des Assassins, de Banyat avec la Main, de Rachel avec l’Excalibur ou d’Alexandra avec l’Excalibur et les X-Men sans parler de Scandal. Que tu te sois formée seule pourrait être dégradant pour toi, Erica, mais ce point comme le milieu où tu as opéré contribuent à la diversité déjà mise en évidence, dans ma perception du moins. En discuter me semble une approche viable, d’autant plus que la rue comme ta classe sociale d’origine me sont étrangères dans ma vie actuelle.

Chère Erica,

Ton impassibilité pourrait être une chose qui m’inquièterait si je n’avais pas, tout aussi étrange que cela puisse être, une certaine confiance en moi. À défaut de savoir ce que je suis, qui je suis, réellement, je sais que je suis et me fais donc confiance malgré mes angoisses. Et puis, un hochement de tête poli est suffisant à mon optimisme. Moins que cette déclaration sur la volonté de connaitre les personnes plutôt que de se contenter d’un résumé d’informations les concernant, je dois bien avouer. Les témoignages retranscrivent toujours une subjectivité et l’approche de se forger son propre point de vue à partir de ses propres observations est quelque chose pour laquelle j’ai beaucoup de considération. Outre l’utilité d’un esprit critique affuté, une capacité à penser par soi-même non par les déclarations des autres offre nombre de bénéfices et permet de se faire ses propres mensonges comme de s’accorder à ceux des autres, non par principe mais par choix conscient. Pour ma part, je me délecte des témoignages de chacun dans ma recherche d’essentiel même si, au final, c’est mon avis que je forge également. Comme à chaque vie, des gens m’influencent et je m’influence moi-même mais ce n’est qu’une vie parmi tant d’autres dans une période de temps éphémère.

C’est à mon tour d’acquiescer lorsque tu parles de mon gentil commentaire et cela ce suit d’un sourire tendre alors que tu enchaines avec de l’humilité. J’ai déjà raisonné les exemples que tu donnes et sais quoi y répondre mais te laisse finir, ta voix mourant un instant avant de me renvoyer la balle. Je me passe une main sur la nuque, y tartinant involontairement la chaleur de ma boisson même si ce n’est pas désagréable, puis cligne des yeux et pince les lèvres. Je ne suis pas timide mais je sais réagir à l’intérêt comme il se doit. Ce que j’ai ou que je pense avoir pour aider… voici une question dont la complexité m’est vertigineuse. Heureusement, comme à toute question gênante, mes cours de communication m’ont appris à me donner le temps de réfléchir sans y paraitre.

Ton expérience est différente des leurs. Michelle pourrait battre chacune d’entre nous en combat mais sa secte lui a laissé un manque d’expérience dans la vie courante, pourquoi crois-tu qu’elle passe autant de temps devant la télévision ?

C’est une chose qu’elle n’a jamais eu et, sans y paraitre, je suis certaine qu’elle apprend beaucoup de ce qu’elle regarde. Michelle, au même titre que la plupart dans nous mais c’est encore plus flagrant chez elle, est une enfant. Elle se construit sur les lacunes laissées par la Ligue des Assassins et cherche cette rédemption religieuse si chère à certaines personnes qui, généralement, s’accordent le droit de la délivrer telle une indulgence.

Rachel est formée aux opérations paramilitaires mais peine à faire fi du conflit qui lui agite l’âme.

Cela m’attriste de voir un cerveau si empli de Colère, c’est là l’un des vices que je trouve les plus dommageables puisqu’il pousse à détruire plutôt qu’à construire ou simplement à en profiter. Comme mon Envie, la Colère a besoin d’un objet mais une fois assouvie elle ne laisse généralement que le vide et la fatigue là où je puis toujours trouver quelque chose de nouveau si je ne me contente pas de ce que j’ai. Il est possible d’haïr à nouveau, d’étendre sa rage, mais au final on en ressort avec toujours moins de choses. Non, vraiment, c’est là l’un des péchés qui me plait le moins même si je saurais tempérer mon envie de convertir ma collègue à l’Envie. Emma a été clair et explicite quand aux personnes que je n’ai pas le droit de toucher même si le bon sens m’aidait déjà beaucoup.

Moi non plus, je ne pense pas que je serais apte à gérer un "conflit de voisinage" impliquant des civils traumatisés. Alors que toi, à t’auto-former dans les rues, tu dois avoir cette expérience. Et elle sera très importante pour améliorer les vies des gens du commun, ou encore des Morlocks.

C’est une supposition mais elle implique le bon sens déjà invoqué. Michelle a un cœur pur mais doit encore apprendre à l’utiliser si elle se retrouve à confronter la panique ou la peur d’innocents et, clairement, ce n’est pas une situation enviable. Les réflexes d’auto-préservation sont souvent étranges et parfois contreproductif tandis que l’éternelle fuite peut facilement devenir dommageable en condition de foule ou de combat. Le vigilantisme au sein des rues, plus que toute autre forme de super-sécurité, est dirigé vers ces passants qui sont peut-être toujours anonymes mais sont témoins du combat là où des interventions de plus grandes envergures peuvent se dérouler dans des coins évitant tout dommage collatéral ; les Vengeurs et l’Etat-Mutant par exemple. Dans ces dix années de vigilantisme, Erica a du aider plus de gens lambdas, de sans-abris et de Morlocks que Michelle, Rachel et moi réunies.

Après, je ne connais pas l’étendu de mes capacités. La mémoire génétique dont je dispose m’assure les connaissances du Léviathan, sachant que nous faisons de notre mieux pour nous les transmettre quand nous en acquérons des significatives, mais ce n’est pas un souvenir conscient. Pareillement, il est improbable que ma santé mentale survivrait à la mémoire du démon ainsi les savoirs ne se "déverrouillent" qu’au besoin.

Ce qui est aussi pratique qu’handicapant et, à n’en point douter, une volonté de Léviathan. Si chacune de ses incarnations avait un accès conscient à la totalité, le doute sur sa nature ne serait pas permis et l’on distinguerait avec plus de clarté les limites entre le démon et l’humain ; ce qui n’est clairement pas dans l’intérêt du premier. Le Léviathan, lui, vit à l’échelle cellulaire et ses interactions avec la conscience sont donc limitées puisque celle-ci ne contrôle pas les activités des cellules. Probablement qu’il existe une forme de conscience cellulaire, sans quoi je ne saurais expliquer les variations d’activations des capacités biologiques du Léviathan fonction des personnes qui en font parti, néanmoins elle n’est pas confondue avec ma propre conscience ; et, par conséquent, avec celle de l’incarnation ou de Léviathan incarné. Mais ce sont des détails d’ordre technique qui, s’ils alimentent mes angoisses, n’ont probablement pas le moindre intérêt pour toi. Je te remercie donc de ta patience, Erica.

En y réfléchissant, et en excluant les domaines de la vie courante, c’est surtout niveau de la médecine, des mécanismes médiatiques, des connaissances ésotériques et de la pègre que je puis être utile. Cela étant, ce n’est pas pour rien que je me définie comme une mutante et une sorcière : les sortilèges et les rituels sont largement plus intéressant pour des opérations de groupe. Outre les enchantements tissés au sein de l’Académie pour protéger le campus des menaces magiques, que je puis dupliquer sur des personnes, je pense que les capacités de portails de transport comme les observateurs situés dans ma dimension peuvent être fortement utiles aux Hellions.

C’est indiscutablement plus orienté vers du soutien que de la mise en avant mais je préfère l’ombre à la lumière et je ne suis pas là pour être une héroïne. Emma peut porter la sociabilité, Michelle peut porter l’espoir… nous pouvons tous apporter quelque chose et ma part sera celle qu’on me demandera. Evidemment, je ne pense pas cela dans le sens que je puis tout faire, c’est faux. Ce que j’entends par là est différent, je sais que j’accepterais de faire ce que personne d’autre n’acceptera de faire. Ce n’est pas une question de sacrifice, beaucoup sont déjà prêts à les faire et généralement ceux qui les font ne le déclarent pas avant, mais simplement d’avoir conscience de ma place. Emma aurait surement envie de me mettre des claques si elle entendait mes pensées mais je ne suis pas différente de Sébastian : je n’accorde pas à ma vie la même valeur que les autres. Je ne suis qu’une vie parmi d’autres alors qu’Erica, que Michelle, que Rachel… leur vie est unique, elle importe à leur échelle. Je regarde mon reflet dans mon thé, les couleurs rendues d’un vert qui me semble maladif par subjectivité et émotion.

Enfin, au niveau des capacités démoniaques, elles me permettront d’être un peu efficace sur le terrain. Comme le reste de mes pouvoirs, je n’ai pas le droit de les utiliser tous afin d’être le moins nuisible possible ; d’où que je ne rentre pas dans le détail.

Libre à toi de voir une volonté d’omission similaire à celle qui a fait naitre ta méfiance envers moi ou bien de te contenter de mon témoignage, c’est un choix comme un autre. Oui, à parler de façon absente en regardant mon reflet dans mon gobelet, je tends à démontrer de la sincérité mais ayant le recul sur cela, qui ne dit que ce n’est pas une autre illusion ? Ou plutôt, considérant combien il est facile de dire, qui peut en assurer ? Nous voici avec similaire problème que mon inaction à gagner ta confiance, Erica. Heureusement, les choses se feront tout de même ; quelque soit le résultat sur lequel elles déboucheront. Après avoir prise une gorgée brulante de ma boisson, gorgée à laquelle je ne réagis pas beaucoup d’ailleurs, je redescends mon gobelet et remonte mes yeux vers toi pour redevenir plus posée et présente.

N’ayant aucun doute sur ce que tu peux apporter dans les opérations de groupe, je m’intéresserais plutôt à ce qui t’a conduit à faire du vigilantisme. C’est surement bancal de demander tes motivations sachant que tu me retourneras la question mais, comme tu l’as dit, les résumés des dossiers n’aident pas à connaitre la personne. Après, si tu ne souhaites pas en parler, il n’y a évidemment aucun problème.